Au milieu du XIXe siècle, Wagner a proposé une nouvelle théorie artistique : l’œuvre d’art totale. Selon sa conception, l’œuvre d’art doit être guidée par une volonté totalisante. Elle doit réunir toutes les disciplines artistiques. Cela reflète le désir humain et les préoccupations de la société. À l’époque, cette théorie fut critiquée par les écoles littéraires ou artistiques qui lui ont succédé, tels que le mouvement Symboliste. En raison de sa complexité, l’œuvre d’art totale de Wagner était souvent jugée infaisable ou du moins injouable sur scène.
Cependant, de nos jours, grâce aux développements technologiques, à la vidéo, à l’informatique, aux évolutions de la musique et à la recherche constante d’innovations, nous pourrions dire que Play d’Alexander Ekman est une œuvre qui a le potentiel pour atteindre cette vision wagnérienne artistique et philosophique, l’œuvre totale.
Lorsque j’ai vu des extraits de la scène finale de Play, j’ai rêvé de pouvoir assister à ce ballet contemporain. Enfin, pendant le Réveillon de Noël cette année, j’ai eu la chance d’apprécier ce spectacle formidable.
Avant que le rideau se lève, un danseur apparaît excentré sur la gauche de la scène. En catimini, il se déplace presque sans que les spectateurs ne s’en aperçoivent. Pendant qu’il danse toujours devant le rideau baissé, le public continue d’entrer dans la salle. Les lumières restent allumées. Les gens se parlent encore dans ce brouhaha qui précède les levers de rideau.
« Regarde ! Il est là ! On commence ? Mais… » Ce sont les phrases, les questions que tout le monde se pose. À cet instant, on se retrouve déjà perdu dans l’univers créé par cette danse sans annonce.
Lorsque le spectacle commence « officiellement » sans lever de rideau, le danseur arrive sur cet avant-scène. Il est rejoint par quatre musiciens avec leurs cuivres. Ces musiciens viennent se placer de à l’opposé du danseur. La liste des artistes et des membres de l’équipe de production est projetée sur le rideau toujours baissé. En observant cette mise en scène burlesque, les mouvements et l’ambiance, je ne peux m’empêcher de penser aux films de Buster Keaton des années 1920.
Sans surprise, le thème principal du spectacle est indiqué dans son titre : Play, le jeu. Mais qu’est-ce qui se passe en nous lorsque nous passons des jeux d’enfants à ceux pratiqués par des adultes ?
Dans le premier acte, consacré au « jeux d’enfants », les danseurs dansent librement et rient follement. La musique de Mikael Karlsson présente des tempos intenses. Ces tempos suscitent les battements de cœur et l’agitation de l’âme des enfants. Rien ne semble les restreindre. Tout est amusement et toutes les imaginations semblent possibles. Nous sommes plongés dans un univers enfantin, débordant de gaieté et d’insouciance.
Quand les enfants jouent, les mondes réel et imaginaire s’entrelacent. Ensemble dans leur costume blanc immaculé, ils créent un cosmos de pure créativité. Les enfants jouent uniquement pour s’amuser. Ils acceptent de se prêter au jeu. Ils sont totalement absorbés par celui-ci avec toute leur ferveur et leur concentration.
Mais quant arrive le temps de l’âge adultes, le temps de se vêtir de ternes costumes gris, le temps de travail et le temps du jeu se retrouvent séparés. Pendant le jeu des adultes, la musique et la danse deviennent plus répétitives qu’auparavant. Nous nous amusons encore, mais l’attitude devient plus réservée et réfléchie. Le jeu devient une récompense précieuse et l’adulte ne s’y abandonne plus pleinement. Pourquoi cessons-nous de jouer comme des enfants ? Quand nous jouons, pourquoi pensons-nous encore aux normes ? Pourquoi envisageons-nous un temps de jeu limité ? Pourquoi considérons-nous même les bénéfices que le jeu pourrait nous apporter ?
Je n’aurais jamais imaginé être émue aux larmes devant un ballet contemporain. Pourtant, au milieu du premier acte, je me suis retrouvée incapable de retenir mes larmes. Pour la première fois, la danse contemporaine m’a profondément touchée. Ce spectacle m’a fait prendre conscience d’un changement depuis mon entrée dans la vie adulte. Je ne me permets plus de faire des choses sans intérêt immédiat. Je ne m’autorise plus à agir sans qu’un objectif précis soit en jeu. Je ne fais plus rien de gratuit. En tant qu’adulte, nous sommes engloutis par le travail et les exigences de la réalité. Nous cherchons constamment des normes à suivre. Nous cherchons aussi des buts pour chaque action. Finalement, nous perdons notre créativité et notre imagination.
La révérence finale de Play est mémorable. Les danseurs ne sont plus seulement des artistes distants et inaccessibles sur scène. Des ballons de baudruche blancs flottent dans la salle jusqu’au public. Les danseurs lancent des balles en mousse vertes vers les spectateurs. À cet instant, le théâtre devient une véritable cour de récréation. Les danseurs et les spectateurs se retrouvent unis dans le même univers to Play.